Seconde Guerre mondiale et au-delà

Journal néerlandais du 11 mai 1940, annonçant l’invasion allemande

On arrive à 1940. Contrairement à la France et au Royaume-Uni, les Pays-Bas n’ont pas déclaré la guerre à l’Allemagne en 1939 et n’ont donc pas participé à la « drôle de guerre » de 1939-1940. Pour les Néerlandais, la guerre a commencé le 10 mai 1940, quand l’armée allemande les a envahis.

Cette invasion n’était pas vraiment une surprise. Mais, avec la politique de neutralité du pays, le budget de l’armée néerlandaise était très limité depuis longtemps. Elle était sous-équipée et, pour la grande majorité des soldats, sous-entraînée. Bref, l’armée néerlandaise se fait laminer en moins d’une semaine.

Le Général Winkelman

Mais c’est là que les Pays-Bas suivent un chemin à l’opposé de la France : les chefs militaires français ont poussé le gouvernement à demander l’armistice, afin de s’épargner la honte d’une capitulation (car dans le cas d’une capitulation, ce sont les chefs militaires qui doivent s’avouer vaincus, alors qu’un armistice, c’est une décision politique). Pourtant, la poursuite de la guerre, menée depuis le Sud de la France ou carrément depuis les colonies, était tout à fait envisageable.

Les Néerlandais, eux, ont fait le contraire : le chef des forces armées terrestres, le général Winkelman, a capitulé le 14 mai… mais la reine Wilhelmine et le gouvernement partent pour l’Angleterre, avec l’essentiel de la Marine et de l’Armée de l’air néerlandaises. Le pays lui-même ne se rend donc pas. Ce que le général Winkelman avait d’ailleurs fait comprendre très clairement aux Allemands lors de sa capitulation. Et l’État néerlandais ne se rendra jamais.

Depuis Londres, Wilhelmine devient la figure de proue de la Résistance néerlandaise. Elle finance la création de Radio Oranje, qui sera la radio officielle du gouvernement néerlandais pendant toute la durée de la guerre. Pour son inauguration le 28 juillet 1940, Wilhelmine y fait un discours qui est l’équivalent néerlandais de l’appel du 18 juin de général de Gaulle. Elle marque les esprits avec un style pour le moins direct, avec notamment une phrase qui est restée dans les mémoires : « Wie op het juiste oogenblik handelt, slaat den Nazi op den kop. » Ce qui donne en français quelque chose comme : « Quiconque agit au bon moment frappe le nazi sur la tête. »

Tout le long de la guerre, la reine s’efforcera de motiver et d’organiser la résistance néerlandaise. Et elle fera plus d’une trentaine de discours sur les ondes entre 1940 et 1945.

Les Troupes d’occupation allemandes arrivant à Amsterdam

Pour les actions plus, disons, « palpables » du gouvernement en exil (qui sont surtout celles de Wilhelmine, pour être clair), comme je l’insinuais plus haut, il faut aller du côté des colonies. Et surtout de l’Indonésie. L’une des grandes motivations pour ne pas se rendre, c’était de ne pas donner cet immense territoire et ses ressources (notamment ses très importants gisements de pétrole) aux Japonais sur un plateau. Pour y avoir accès, l’armée japonaise allait devoir se battre. Malheureusement, les forces combinées des Néerlandais, des Britanniques, des Américains, des Australiens et des Néo-Zélandais ne font pas le poids face aux Japonais. Quand ceux-ci lancent leur offensive sur l’archipel, en décembre 1941, les Alliés ne parviennent même pas à ralentir leur avancée. Et dès le 9 mars 1942, le commandant néerlandais des forces de la colonie se rend à son tour… mais pas sans avoir d’abord saboté autant de puits pétroliers que possible.

Wilhelmine en 1948

Qu’est-ce que les Néerlandais contrôlent encore, après ça ? Eh bien… plus grand-chose : le Suriname et quelques îles dans les Antilles. Mais plus de quoi les défendre. Le gouvernement autorise donc les Britanniques puis les Américains à prendre temporairement le contrôle de ces territoires.

Le Suriname n’a jamais été une cible sérieuse pour les forces de l’Axe. Ses gisements de bauxite (à partir de laquelle on produit l’aluminium) ont bien aidé les Alliés mais ce n’était pas la ressource la plus vitale qui soit. Et ses gisements de pétrole n’ont commencé à être découvert que dans les années 1980. En revanche, Curaçao et Aruba, au large du Venezuela, avaient une grande importance. Ces îles n’avaient pas de gisements de pétrole elles-mêmes… mais le Venezuela si. Et Shell avait installé sur Curaçao et Aruba quelques-unes des plus grosses raffineries de pétrole du monde, où la production vénézuélienne était traitée. Ces deux îles furent l’une des principales sources de carburant pour les Alliés pendant toute la durée de la guerre. Leur contrôle était donc crucial. Aruba se fera d’ailleurs attaquer le 16 février 1942 par une escadrille de sous-marins allemands. Bon, une bataille un peu bizarre : les forces néerlandaises et américaines ne parviennent pas à toucher une seule fois les sous-marins, les tirs de ces derniers loupent la majorité de leurs cibles et les seules pertes allemandes de cette bataille seront dues à deux artilleurs allemands qui, suite à une erreur, ont fait exploser leur propre canon. Ceci dit, les sous-marins arriveront quand même à couler quatre pétroliers avec toute leur précieuse cargaison avant d’être chassés. Moins que ce que les Allemands espéraient mais ça restait un petit coup dur pour les Alliés.

Le Pedernales, l’un des pétroliers alliés, en train de couler non loin d’Aruba

Heureusement, avec le renforcement de la défense alliée dans le secteur, l’Axe ne tentera pas d’autre attaque. Et une fois les Antilles françaises (contrôlées par l’État français… qui collabore avec l’Axe… ces territoires servaient donc de base pour les Allemands et les Italiens), une fois les Antilles françaises, disais-je, passées sous le contrôle des Alliés, en 1943, les Antilles néerlandaises furent définitivement à l’abri.

Pendant ce temps-là, du côté de la métropole… eh bien sans surprise, ça ne va pas. Vous vous souvenez du NSB, le parti nazi néerlandais ? De façon prévisible, il devient le seul parti autorisé. Mais, même comme ça, il n’arrivera pas à avoir le soutien de plus de 3 ou 4% de la population. Et de toute façon, même ses membres les plus fanatiques vont déchanter car si, sur le papier, les Allemands ont mis le NSB au pouvoir, en pratique, ses membres étaient seulement à la tête d’un organisme consultatif que personne ne prenait la peine de consulter : ce sont les dirigeants allemands qui décidaient de tout, et plus spécifiquement Arthur Seyss-Inquart, qui, sous le titre de Commissaire du Reich, dirige de fait les Pays-Bas pendant toute la guerre. Mais la stratégie des Allemands reste très longtemps ambiguë car eux-mêmes ne savent pas trop sur quel pied danser.

Le problème tient en deux points principaux : d’abord, ethniquement, les Néerlandais sont un peuple germanique. Ils font donc partie de la « race aryenne » si chère aux nazis. Ce qui pose un gros cas de conscience chez la plus grande partie des nazis, y compris chez les plus haut placés. L’invasion des Pays-Bas était une décision stratégique qui s’expliquait facilement sur le plan militaire… mais dans le cadre de l’idéologie nazie, c’était injustifiable. Beaucoup d’Allemands étaient donc mal à l’aise avec cette attaque. Et par la suite, leur occupation des Pays-Bas était tout aussi problématique : l’idéologie nazie fait des Néerlandais l’égal des Allemands, y compris aux yeux d’Hitler lui-même, mais ils traitent le pays comme des conquérants. Difficile de réconcilier tout ça.

Quelques-uns des centaines de Juifs raflés à Amsterdam les 22 et 23 février 1941, opération à l’origine de la grève

D’autre part, du fait que les Néerlandais sont un peuple germanique, les Allemands ont cru pouvoir facilement les « germaniser » et « nazifier ». Sauf que pas du tout. Depuis le XVIIème siècle, les valeurs de l’humanisme, en premier lieu desquelles la tolérance, avaient une énorme importance pour les Néerlandais. Comme on l’a vu, ça n’a pas empêché certaines atrocités dans le passé… mais par rapport aux pays voisins, les Pays-Bas ont toujours été plus tolérants. Et l’antisémitisme n’a jamais eu ici autant de prise qu’il a pu en avoir ailleurs. Le peuple néerlandais dans son ensemble, même sans connaître l’horreur des camps, était déjà horrifié des persécutions. Dès le début, les dirigeants des Églises protestantes et catholiques protestent auprès des autorités pour défendre les Juifs… puis poussent leurs fidèles à quitter toutes les associations nazifiées. Ce mouvement aboutira à la grève générale des 25 et 26 février 1941, organisée par le parti communiste pour protester contre les rafles de Juifs. Tout Amsterdam (qui voit plus d’un tiers de sa population dans les rues!) et plusieurs autres villes importantes seront paralysées… mais pas pendant longtemps, les autorités nazies réprimant la grève avec leur tact habituel : ils tirent sur la foule, faisant quelques morts, avant d’arrêter quelques centaines de malchanceux et d’exécuter les leaders. Un mouvement inutile d’un point de vue pratique, peut-être, mais hautement symbolique : ce fut la seule fois qu’un mouvement d’envergure spécifiquement contre le traitement des Juifs par le régime nazi eut lieu en Europe pendant la guerre.

Manifestation de février 1941 à Amsterdam

Malgré les morts, d’autres grandes grèves ont lieu par la suite, notamment celle d’avril-mai 1943, où les Néerlandais protestent principalement contre l’Arbeidsinzet, équivalent néerlandais du STO : le Service de Travail Obligatoire en Allemagne. Cette grève marque un tournant dans l’occupation des Pays-Bas car à ce stade, les Allemands commencent vraiment à voir le peuple néerlandais comme son ennemi : plusieurs centaines de manifestants sont tués. Puis il y eut la grève des chemins de fer de septembre 1944, en coordination avec l’armée britannique, pour faciliter la libération des Pays-Bas.

D’un point de vue moral, les Néerlandais sont donc probablement le peuple le plus rebelle à l’idéologie nazie. Mais, paradoxalement, c’est aux Pays-Bas que les Juifs ont le plus souffert. Le truc, c’est que l’humanisme néerlandais s’accompagne d’une certaine naïveté face au nazisme : la haine des Juifs est quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Pour vous faire une idée, l’ANFB, le parti fasciste néerlandais, était lui-même rebuté par l’antisémitisme du parti nazi allemand. Et même le NSB, le parti nazi néerlandais, n’eut longtemps rien d’antisémite. En fait, il y a même eu des Juifs dans ses rangs. Alors que le parti nazi allemand veuillent tuer les Juifs juste parce qu’ils sont juifs, c’est quelque chose que les Néerlandais ne pouvaient pas imaginer. Et, en dehors des grands mouvements dont je viens de parler, le peuple néerlandais fut relativement passif.

Rajoutez à cela une certaine habitude de discipline et de confiance vis à vis des autorités. Et les registres soigneusement tenus par les Juifs pour recenser les membres de leur communauté… registres qu’ils donnent eux-mêmes aux Allemands en pensant qu’ainsi, on les laisserait en paix… et vous avez le pire massacre d’Europe de l’Ouest. Plus de 100 000 Juifs néerlandais seront tués dans les camps, soit plus des trois quarts de la communauté juive du pays. Pour comparaison, « « seulement » » 76 000 Juifs français seront tués, pour un pays plus de quatre fois plus peuplé.

La Reine Wilhelmine devant le Congrès des États-Unis

À la sortie de la guerre, il n’y eut pas vraiment aux Pays-Bas de chasses aux collabos car ceux-ci étaient rares. Mais quand les autorités néerlandaises et autres dirigeants locaux ont réalisé ce qu’elles ont permis de faire, je vous laisse imaginer le malaise qui a pris le pays.

Avec tout ça, la fin de la guerre fut douloureuse. Surtout que, si la totalité du territoire français fut libéré dès 1944, les Allemands ont résisté aux Pays-Bas jusque dans les tout derniers jours de la guerre. Comme je le disais ici, ils ont même gardé le contrôle de l’île de Texel jusqu’au 20 mai 1945.

Juliana en 1970

Après la guerre, les Pays-Bas rentrent d’un seul coup dans une nouvelle ère. Changement qu’on peut retrouver symboliquement dans l’abdication de la reine Wilhelmine en 1948, après 57 ans de règne. C’est alors sa fille Juliana qui monte sur le trône. Nouvelle ère, nouveau prénom. On laisse les Guillaume-s derrière. Oui, car, Wilhelmine n’est que la version néerlandaise du prénom Guillaumette.

Autre symbole de ce nouveau temps, le XXème siècle, avec Wilhelmine, Juliana, puis plus tard Beatrix, ne verra que des femmes sur le trône des Pays-Bas. Mais ces reines n’ont maintenant qu’un rôle symbolique. Le vrai changement est ailleurs.

D’abord, les Néerlandais ne reprendront jamais le contrôle de l’Indonésie. Ils essaieront. Mais ils n’y gagneront que quatre ans de conflit sanglant et la désapprobation de toute la communauté internationale, notamment de l’Australie et de l’Inde fraîchement indépendante mais aussi celle de l’URSS et des États-Unis. L’Indonésie devient donc indépendante en 1949.

Le Suriname suivra, cette fois par la voie diplomatique, en obtenant une « semi-indépendance » en 1954 (seules la défense militaire du pays et ses relations internationales passaient encore par les Pays-Bas), puis l’indépendance complète en 1975. S’il n’y eut pas là les morts de l’indépendance indonésienne, cela s’accompagna tout de même de son lot de problèmes, notamment avec l’émigration aux Pays-Bas d’un tiers (!) de la population surinamaise.

Mais globalement, depuis la guerre, les Pays-Bas ne sont vraiment pas à plaindre. Comme en France et dans une bonne partie de l’Europe, la reconstruction a fait repartir l’économie à toute vitesse. Et ce d’autant plus que le pays, sans même attendre la fin de la guerre, se lance dans une collaboration économique étroite avec ses petits voisins pour faire face aux plus gros. Dès 1944, alors que les gouvernements des trois pays sont toujours en exil, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg se mettent en effet d’accord et créent le Benelux : une union douanière entre les trois pays, permettant donc la libre circulation des biens entre ces territoires. Et dès 1958 sera rajoutée la libre circulation des personnes et des services, près de 40 ans avant la création de l’espace de Schengen, faisant donc des trois pays du Benelux les précurseurs de la construction européenne.

On arrive là à l’époque contemporaine et au but que je m’étais fixé quand j’ai commencé cette série d’articles, il y a maintenant 6 ans. (Ouaip, le temps passe vite.) Ça fait bizarre mais c’est la fin.

Carte des Pays-Bas à 100 ans d’intervalle : 1900-2000

Si comme l’écrasante majorité de mes lecteurs, vous êtes français, et encore plus si vous êtes belge ou luxembourgeois, par le biais de la construction européenne et de la coopération de plus en plus étroite des pays européens, vous avez au moins une vague idée du chemin suivi par les Pays-Bas pour les quelques décennies qui mènent jusqu’à aujourd’hui. Que cela ne vous induise pas en erreur non plus : le pays a toujours des spécificités qui peuvent plonger un Français dans l’incompréhension.

D’abord, bien sûr il y a la question de la géographie néerlandaise, qui est proprement hallucinante, une part importante du pays étant sous le niveau de la mer. D’autant qu’au XXème siècle, les Néerlandais ont fait sortir de mer des milliers de kilomètres carrés de terre, augmentant le territoire national d’environ 7%. Autre fait qui va avec et qui est tout aussi impressionnant quand on y réfléchit : sur la majeure partie de leur territoire, les Néerlandais contrôlent maintenant presque totalement le niveau de l’eau. Ce sont devenus les experts mondiaux en matière de gestion des eaux et ils sont appelés à la rescousse partout dans le monde dès qu’un problème dans ce domaine se pose. Ce sont ainsi des ingénieurs néerlandais qui sont derrière les fameuses îles artificielles de Dubaï.

Le verzuiling n’est plus le moteur de la politique néerlandaise depuis les années 1960 mais garde son importance dans le paysage médiatique. Et certains problèmes actuels ne sont pas compréhensibles si vous ne le prenez pas en compte, notamment celui de l’intégration des communautés immigrées : celles-ci, du fait de l’organisation de la société selon le verzuiling, ont à leur tour leurs propres médias et écoles. Alors d’un côté, c’est cool… et pendant longtemps, les Néerlandais furent fiers de leur système… mais l’intégration dans ces conditions est problématique car cela laisse de fait ces communautés de côté.

Je ne vous apprendrai sans doute rien en disant que les Pays-Bas gardent un net penchant pour le libéralisme. Ils ont toujours été et restent un pays de marchands. Mais ne sous-estimez surtout pas les différences énormes que fait un système électoral radicalement différent de celui de la France. Il est pour ainsi dire plus démocratique, on a par conséquent des assemblées plus représentatives de la population et une bien plus grande diversité. Ce qui veut dire qu’aucun parti n’a jamais la moindre chance d’obtenir une majorité absolue. Donc le compromis, habitude néerlandaise depuis des siècles, demeure la règle.

Le Port de Rotterdam

Les Pays-Bas font face aujourd’hui à des problèmes relativement similaires à ceux que connaît le reste de l’Europe et même du monde : montée des mouvements nationalistes populistes, changement climatique… Mais il y a fort à parier qu’ils y apportent des réponses très… néerlandaises. Lesquelles ? Difficile à dire exactement. Mais il y a moyen d’avoir une idée approximative de ce qui va arriver. En regardant comment le pays a répondu à un problème similaire dans le passé. Autrement dit en s’intéressant à l’histoire des Pays-Bas. Ce qui tombe bien, j’ai justement fait une série d’articles là-dessus. J’y explique que les premières traces d’occupation humaine dans la région ont été laissées il y a plus de 200 millénaires par Néandertal…

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