Tuntematon Sotilas

Ou en français : Le Soldat inconnu. À la base, c’est un livre de Väinö Linna sorti en 1954 qui a connu un immense succès en Finlande. Il a été adapté au cinéma dès l’année suivante. Ce qui a donné un film tellement culte que je ne lui vois aucun équivalent en France : La Grande Vadrouille, à côté, c’est du domaine de l’obscur.

Ce film a eu droit à un premier remake en 1985. Puis cette année est arrivé un deuxième, qui vient de sortir au cinéma. Une amie finlandaise a réussi à nous embarquer avec elle pour aller le voir, en dégotant une séance avec des sous-titres en anglais. C’est comme ça qu’on a fait connaissance avec ce pan de la culture finlandaise qu’est à lui tout seul Tuntematon Sotilas.

L’affiche du remake de 2017

Pour parler de ce film, il est indispensable de faire d’abord un résumé rapide de ce qu’il s’est passé en Finlande pendant la Seconde Guerre mondiale. Vu que c’est de ça qu’il est question dans Tuntematon.

L’Histoire de la Finlande sur cette période est très particulière : la guerre en Finlande était un conflit qui avait lieu en parallèle mais qui s’est retrouvé entremêlé de façon très étroite avec la Seconde Guerre mondiale. En gros, voici ce qui s’est passé :

Fin novembre 1939, l’URSS a attaqué la Finlande en se disant que ce serait réglé en deux ou trois semaines et qu’elle pourrait ainsi étendre son territoire pour pas cher. À la surprise générale, les Finlandais parviennent à résister : c’est la guerre d’Hiver. Au bout de plusieurs mois à patauger, Staline, franchement humilié, met le paquet pour finalement parvenir à mettre à genoux la Finlande, qui capitule en mars 1940.

Territoires finlandais cédés après la guerre d’Hiver

Grâce à sa résistance acharnée, la Finlande a sauvé son indépendance mais elle ne peut empêcher l’URSS de prendre possession d’une partie de son territoire, en particulier de la Carélie, au sud-est, une des régions les plus riches du pays.

Pour relever la tête, la Finlande cherche désespérément des alliés. Un seul pays répond présent : l’Allemagne. Donc va pour l’Allemagne.

Au départ, l’alliance est seulement économique. Mais le terrain est glissant. Surtout que les Finlandais voient la guerre d’Hiver et ses conséquences comme une profonde injustice et ont soif de revanche. Difficile de le leur reprocher. Il ne faut donc pas s’étonner si, quand l’occasion s’est présentée de reprendre les territoires perdus, la Finlande l’a saisie.

En juin 1941, profitant de l’attaque générale lancée par l’Allemagne contre l’URSS, la Finlande est partie reconquérir les territoires perdus : c’est ce qu’on appelle la guerre de Continuation. En échange d’armes, la Finlande autorise l’armée allemande à passer librement sur son territoire. Celle-ci, arrivant par le nord de la Norvège (qu’elle occupe depuis l’année précédente), lance son assaut en Laponie, pendant que l’armée finlandaise se bat en Carélie.

Les Finlandais ont rapidement atteint l’ancienne frontière. Mais c’est là que Mannerheim a commencé à jouer au gourmand.

(Mannerheim, c’était le commandant en chef des armées. Un peu l’équivalent finlandais de notre de Gaulle, si vous voulez. Il jouissait d’une assez grande popularité et ce n’est pas ce qu’il venait de faire pendant la guerre d’Hiver qui gâchait les choses.)

Avancée finlandaise en Carélie

Mannerheim, donc, jouait au gourmand. Une certaine envie de mettre le plus de distance possible entre ce voisin soviétique très encombrant et lui, peut-être. Mais on sent surtout l’influence de certains groupes nationalistes qui rêvaient d’une « Grande Finlande », regroupant tous les peuples finnois au sens large du terme.

On ne peut pas dire que tout le monde était chaud, bien au contraire. Mais c’était Mannerheim qui dirigeait l’armée et il l’a lancée dans une véritable guerre de conquête.

Ceci dit, même l’appétit de Mannerheim a ses limites. Fin 41, il avait conquis tout ce dont il pouvait rêver. Et l’offensive s’est arrêtée.

À ce stade, la Finlande aurait bien signé un traité de paix avec l’URSS. Mais c’est là que l’Allemagne va devenir encombrante à son tour, en ne la laissant pas faire. L’Allemagne essaye au contraire de forcer la Finlande à reprendre l’offensive. Celle-ci refuse mais du coup, la guerre se prolonge en une sorte de guerre de position où personne ne souhaite attaquer. Les Finlandais parce qu’ils ont déjà tous les territoires qu’ils veulent, les Soviétiques parce qu’ils sont largement assez occupés avec les Allemands.

Territoires finlandais cédés après la guerre de Continuation

Pendant deux ans, il ne se passe pas grand-chose. Puis le vent tourne pour l’Allemagne. Et par conséquent pour la Finlande. Quand l’URSS passe à l’offensive contre elle en juin 1944, l’armée finlandaise est contrainte de reculer. Elle parvient en juillet à renouveler l’exploit de la guerre d’Hiver en arrêtant les Soviétiques sur la même ligne de défense que la fois précédente. Ce qui lui permet tout juste de sauver son indépendance à l’armistice de septembre 1944, mais la Finlande doit encore céder des territoires supplémentaires à l’URSS. Elle perd notamment la bande de Petsamo, qui lui donnait un accès à l’océan glacial Arctique et où se trouvaient des mines de nickel qui intéressaient beaucoup les Soviétiques.

Et puis, comme tout ça c’est pas assez fun, l’URSS a forcé la Finlande à chasser les troupes allemandes de son territoire. Ce qui donne la guerre de Laponie, qui dure jusqu’en avril 1945 et pendant laquelle les Allemands se font un devoir de réduire la Laponie en cendres.

Je me suis attardé plus longuement sur la guerre de Continuation que sur les deux autres pour une raison : c’est pendant celle-ci que se déroule l’histoire du film. On y suit un groupe de soldats tout le long des différentes phases de la guerre. Ça dure trois heures. Et pendant trois heures, on reste cramponné à son siège en se demandant qui va survivre à ce carnage.

La Joie : Allégorie

Culturellement, le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est intéressant. Pendant que la France se racontait des histoires à base de Résistance héroïque et de France qui s’est libérée elle-même, dont le lien avec la réalité est quand même franchement approximatif, la Finlande était déjà plongée dans son auto-critique.

Le Carélien en action

Loin de présenter une image héroïque de l’armée finlandaise, Tuntematon Sotilas dépeint la guerre telle qu’elle est, dans toute son horreur. Les seuls personnages qui ont des envies de jouer au héros, c’est des cinglés qui ont surtout l’air de candidats au suicide. Il y a bien un soldat particulièrement courageux et efficace qu’on pourrait considérer comme un héros, dans le groupe… sauf que la guerre, il n’en a rien à faire. C’est un Carélien qui a dû fuir son pays à l’arrivée des Soviétiques pendant la guerre d’Hiver. Au départ, il a une grande soif de revanche, forcément, mais une fois la Carélie libérée, tout ce qui l’intéresse, c’est de retourner dans sa ferme avec sa famille.

Affiche du remake de 1985

Pour les autres personnages, c’est panaché au maximum. Ça va des exaltés que j’évoquais précédemment aux mecs complètement terrorisés, en passant par le communiste de service, obligatoire vu le contexte. Un communiste plus conscient que les autres personnages des immenses ressources de l’URSS, tout en l’idéalisant aussi, ce qui le rend très défaitiste… mais dans le même temps, il n’a pas l’air moins motivé que les autres à défendre son pays.

Je parlais d’auto-critique : le fait que ça ne montre pas des héros mais des hommes absolument banals plongés dans l’horreur, en soi, c’est déjà une certaine critique de la guerre. Mais à partir du moment où les soldats dépassent l’ancienne frontière et démarrent pour de bon la phase de conquête, ils commencent à remettre en question les ordres et la légitimité d’une telle offensive, avec les histoires de Grande Finlande que ça implique, comme je le disais plus haut. Le communiste est évidemment le premier à faire des remarques mais il n’est pas le seul. Et c’est rapidement tout le groupe qui ne comprend plus pourquoi ils continuent d’avancer.

Affiche du film de 1955

Une critique aussi ouverte de Mannerheim aussi peu de temps après la guerre, alors que, même si sa folie des grandeurs est effectivement très critiquable, le bonhomme venait de sauver deux fois de suite l’indépendance du pays, c’est assez surprenant, je trouve. C’est un peu comme si en France, on avait sorti un film pour critiquer de Gaulle juste après la guerre… et que ce soit devenu un film culte. J’ai beaucoup de mal à imaginer la chose.

Bon, évidemment, la position de la Finlande, vaincue et ruinée, change beaucoup de choses : quand on vient de perdre une guerre, c’est assez naturel d’aller regarder ce qu’on a fait de travers. D’un autre côté, elle n’a pas tant que ça à se reprocher : l’offensive gourmande de Mannerheim était peut-être de trop, mais si elle n’avait pas eu lieu, qu’est-ce que ça aurait changé ? Que les Finlandais l’aient voulu ou non, l’URSS serait rentrée une seconde fois en guerre contre eux : ça faisait plusieurs mois qu’ils préparaient une nouvelle invasion en Finlande et ils n’ont pas attendu que l’armée finlandaise les attaque pour bombarder le pays, donc bon… On ne peut pas dire que les intentions soviétiques aient été très amicales. Offensive finlandaise au-delà de l’ancienne frontière ou pas, l’URSS ne se serait pas privée de venir prendre autant de territoires que possible en Finlande.

Quant à l’alliance germano-finlandaise… Quand l’URSS a attaqué la Finlande fin 1939, le Royaume-Uni et la France se sont contentés de dire à Staline que c’était vilain, de faire ça. Merci, les mecs, ça aide vachement. La Finlande avait besoin de plus que ça pour pouvoir survivre. Et l’alliance avec l’Allemagne était réduite presque au minimum possible, quitte à devoir affronter la colère d’Hitler : contrairement à la France qui a activement collaboré avec le régime nazi et qui a grandement aidé à la déportation des Juifs français, la Finlande s’est toujours refusé à faire quoi que ce soit de ce genre et les Juifs finlandais n’ont jamais été inquiétés. Au contraire, le pays a accueilli et protégé plusieurs centaines de Juifs qui fuyaient les territoires occupés par les Allemands.

La Finlande n’est pas irréprochable, dans toute cette histoire. Mais qu’ils se soient immédiatement livrés à un exercice d’auto-critique en sortant d’un conflit aussi injuste pour eux plutôt que céder à l’option tellement plus facile de se complaire dans le rôle de victime, je trouve que ça en dit assez long sur la mentalité finlandaise.

Évidemment, mon petit doigt me dit que le livre et le film ont dû être particulièrement appréciés dans les milieux communistes finlandais. Mais ça ne suffit pas à expliquer leur succès, qui est allé bien au-delà de ça. Surtout qu’aujourd’hui, alors que l’idéologie communiste n’est plus franchement présente dans le paysage politique, les Finlandais continuent de regarder et lire en boucle le Tuntematon. Et puis l’URSS n’a pas un rôle très joli non plus et ça se moque aussi doucement de la vision du monde archi-biaisée du communiste de service de l’histoire, ce qui n’a pas forcément plu chez les personnes visées.

Mais plus qu’une critique, le Tuntematon est surtout un portrait extrêmement fidèle d’une période très douloureuse de l’histoire finlandaise, avec ses questionnements et ses conflits.

Avec ce que j’avais entendu dire, j’avais peur que ce soit un peu trop bêtement anti-guerre ou anti-Mannerheim. Je ne suis pas sûr d’éprouver un amour profond pour le bonhomme mais lui mettre sur le dos le bilan de guerres que la Finlande n’a pas choisi de faire et qu’il a mené mieux que ce qu’on croyait possible, à cause de ses tendances un peu trop nationalistes et anti-communistes, ça aurait quand même été très malhonnête.

Mais non, on ne tombe pas là-dedans. On remet en cause certaines de ses décisions mais sans en profiter pour en faire un bouc émissaire, comme je suppose que certains ont été tentés de le faire, à l’époque. Ce qui me fait penser que l’image qu’ont les Finlandais de Mannerheim est très particulière : ça reste une sorte de héros qu’on admire mais un héros qu’on prend avec des pincettes parce que, point de vue idéologique, il pique un peu, sur les bords.

Je ne suis pas complètement sûr de comprendre le succès du Tuntematon, pour être honnête. Mais je pense qu’une des principales raisons est qu’il raconte la façon dont la Finlande s’est construite : le pays avait déclaré son indépendance de la Russie en 1917, profitant de la révolution qui y était en cours, mais l’URSS avait bien l’intention de reprendre le contrôle de la Finlande. Ce n’est qu’avec la guerre de Continuation que le pays assure son indépendance. C’est donc une page d’histoire très importante, pour le pays.

Après, pourquoi pas une version avec des hommes héroïques et des combats épiques mais une aussi douloureusement réaliste, avec ce que ça implique de soldats morts de trouille, d’horreur, de questionnements et de remises en question ? Ça, je crois que ça tient surtout à la mentalité finlandaise.

Malheureusement, si vous ne comprenez que le français, ça ne va pas être évident de trouver un DVD sous-titré ou une traduction du livre. En anglais, c’est déjà plus faisable. Ou en néerlandais, curieusement. Mais ça parle de faire une version courte de 2h30 du remake de cette année pour l’exporter à l’international. Tout n’est peut-être donc pas perdu.

En tout cas, si on s’intéresse à la culture finlandaise, le Tuntematon est vraiment incontournable. J’ai l’impression qu’un visionnage par an du film est le minimum syndical pour prétendre être un Finlandais. Et le remake de cette année est en train d’exploser les records du box-office : après seulement deux semaines à l’affiche, c’était déjà le film ayant fait le plus d’entrées de toute l’année 2017. Cela dit, perso, c’est vraiment pas le genre de truc que j’ai envie de voir en boucle.

Vivement un bon petit bouquin de Philip K. Dick, qu’on se détende.


Carte des concessions territoriales finlandaises à la fin de la guerre d’Hiver par Jniemenmaa, traduction par Dark Attsios — CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=17627046

Carte de l’avancée finlandaise par Jniemenmaa — CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=645731

Carte des concession territoriales finlandaises à la fin de la guerre de Continuation par Dark Attsios — https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=17634549

4 réflexions sur “Tuntematon Sotilas

  1. J’ai beaucoup apprécié votre analyse du film, que j’ai vu ces jours-ci en anglais. Merci. Savez-vous si ce chef-d’oeuvre a été édité avec des sous-titres français? Cela m’arrangerait, car je m’apprête justement à faire la traduction pour l’université et le film durant 3 heures, c’est un énorme travail!

  2. Bonjour
    Bravo pour cette analyse brillante.
    Je suis passionné de cette période et de l’iden tité finlandaise.
    Bien entendu je n’ai pas résisté à acheter le film qui vient de sortir en blu ray ainsi que les 2 versions précédentes.
    En effet la dernière version est une poignante retranscription et une réussite artistique.
    Les 3 heures passent vite et il est déjà dans mon top 3 de mes films préférés !
    Merci pour votre travail

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